La faillite évitée de justesse de KTM n’a pas seulement bouleversé l’industrie moto européenne. Elle a secoué tout un territoire, révélé une dépendance économique brutale et exposé, sans fard, les limites du modèle industriel autrichien face à la mondialisation. À Mattighofen, petite ville de 8 000 habitants, la crise ne se lit pas dans des graphiques financiers, mais dans les rues, les commerces, les chantiers à l’arrêt et les budgets municipaux amputés.
Depuis des décennies, Mattighofen vit au rythme de KTM. Quand la marque prospère, la ville respire. Quand elle vacille, tout s’arrête. Aujourd’hui, le constat est brutal.
Le maire Daniel Lang ne mâche pas ses mots : « Il nous manque environ un million d’euros dans le budget ; nous devons nous serrer la ceinture. »
Un chiffre qui n’a rien d’anecdotique : il correspond presque au centime près à la perte annuelle de recettes fiscales liée aux réductions d’effectifs chez KTM. La « Kommunalsteuer », pilier du financement communal, s’est effondrée avec les licenciements. Résultat : moins d’emplois, moins de commandes pour les fournisseurs locaux, des familles qui quittent la région, des logements invendus et des projets gelés.
La ville n’est pas officiellement en faillite, mais elle est sous perfusion. Chaque dépense est désormais passée au crible, chaque investissement repoussé. KTM n’était pas seulement un employeur : c’était l’écosystème entier.

Sauvetage indien pour KTM, mais avenir autrichien incertain
Grâce à l’intervention du groupe indien Bajaj, le pire — la liquidation — a été évité. Mais le sauvetage a un prix. Et ce prix pourrait bien être industriel, social et identitaire.
Depuis le départ de Stefan Pierer, remplacé par Gottfried Neumeister, la feuille de route est claire : retour à la rentabilité d’ici 2027.
La première étape est presque mécanique : vider les entrepôts. Selon l’hebdomadaire autrichien Profil, 110 000 motos invendues doivent être écoulées d’ici la fin de l’année, dont 40 000 stockées en interne. L’usine tourne aujourd’hui en une seule équipe, produisant moins qu’elle ne vend. Une situation inédite pour un constructeur qui rêvait encore récemment de domination mondiale.
Neumeister se veut rassurant : « Nous ne voulons pas être les plus grands, mais les meilleurs. Nous ne sommes pas encore perdus, mais nous devons absolument nous remettre sur la bonne voie. »
Le véritable danger ne se cache pourtant pas dans les stocks, mais dans la logique industrielle imposée par le nouvel actionnaire. Aujourd’hui déjà, environ 120 000 motos de petite cylindrée sont produites en Inde. L’Autriche conserve encore les modèles haut de gamme, le tout-terrain et les produits à forte valeur ajoutée, estampillés Made in Austria.
Mais pour combien de temps ? Rajiv Bajaj a lâché une phrase qui a glacé Mattighofen : « une boîte de vitesses produite en Inde coûte 78 % de moins qu’en Haute-Autriche. »
Et quelques semaines plus tôt : « La production européenne est morte. » Tout est dit. Derrière le discours rassurant, la pression sur les coûts est implacable. Le risque est clair : que la restructuration sauve la marque, mais vide progressivement la région de sa substance industrielle.
La cure d’amaigrissement est déjà bien entamée. KTM a vendu son activité vélo — un gouffre estimé à 400 millions d’euros de pertes — cédé sa participation dans MV Agusta, et revendu KTM Sportcar à des investisseurs belges. La stratégie a changé : moins d’ambitions, plus de survie.
Mais à Mattighofen, cette stratégie se paie cash. Derrière chaque ligne comptable supprimée, il y a un emploi, une famille, un commerce. La faillite évitée n’a pas effacé la fracture. Elle l’a simplement rendue plus lente, plus silencieuse… et peut-être plus durable.
Oui, KTM est sauvée. Mais Mattighofen, elle, reste à genoux. La marque a survécu grâce à la mondialisation. La ville, elle, en subit désormais toute la violence.
Le paradoxe est cruel : sauver KTM n’a pas suffi à sauver son territoire. Et la question, désormais, n’est plus de savoir si la marque redeviendra rentable, mais combien d’Autriche il restera dans KTM lorsqu’elle le sera.

































