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Il était tout simplement impensable de ne pas réagir à la première victoire de l’équipe Tech3 en catégorie reine des Grands Prix sans recueillir les réactions, les impressions, les explications et les émotions de son patron, Hervé Poncharal.

L’homme est prolixe, on le sait, et c’est pourquoi nous publions cette très longue interview en deux parties, mais on peut être certain que la lecture de ses propos empreints d’une expérience de 40 ans n’est pas du temps perdu…


Hervé Poncharal, après votre première victoire en MotoGP dimanche dernier en Autriche, peut-on dire que le jour de gloire est arrivé ?

Hervé Poncharal : « Non, je ne dirais pas ça comme ça. Je dirais le jour d’un grand bonheur qui était attendu depuis très longtemps, puisqu’on a attaqué la catégorie reine en 2001. Oui, cela a été le jour où on a touché le Graal, mais je n’aime pas le mot gloire, car je n’aime pas la gloire, les honneurs et tout ça. Mais ce qui m’a beaucoup touché, c’est le fait que j’ai eu à peu près 700 messages de félicitations, et que chacun était hyper sympa. Pas un seul n’était impersonnel, sans un minimum d’âme. Donc ce n’est pas le jour de gloire, mais ça te touche énormément et tu t’aperçois que ces gens sont toujours là, malgré les périodes de disette de résultats. »

« Beaucoup de monde suit le MotoGP, de tout un tas de milieu et de tout un tas de pays, et cela a été une belle journée, mais je ne cherche pas la gloire, parce que même si j’ai un métier public, en règle générale j’ai toujours adhéré à la maxime  » pour vivre heureux, vivons caché « . Évidemment, je ne peux pas être totalement caché quand je travaille, mais j’aime travailler dans un certain calme et dans la discrétion. Même en ce qui concerne les célébrations, en dehors de l’explosion de joie de tous les membres de ton équipe, qui est naturelle, qui est bonne et qui fait plaisir à voir, et en dehors de l’émotion sur le podium, j’apprécie aussi des choses plus subtiles comme de se retrouver avec des très proches avec qui tu as tout partagé depuis des décennies, ou même tout seul le soir quand tu rentres dans ta chambre. C’est vraiment là que tu savoures et que tu jouis pleinement. Donc un jour de grand bonheur est arrivé dimanche dernier, oui ! »

Si ce n’est pas trop personnel, à quoi avez-vous pensé sur le podium pendant que raisonnait l’hymne portugais ?

« J’ai pensé à toutes ces années où on a rêvé de ce moment-là, et franchement, que ce soit Guy (Coulon) ou que ce soit moi, on n’y croyait plus vraiment, parce que quand tu cours après quelque chose et qu’elle échappe depuis si longtemps, tu n’y crois plus. Furtivement, j’ai pensé à ça, et tu avais aussi tous les gens qui sont en dessous et qui crient et qui applaudissent. Ça te fait chaud au cœur. J’ai aussi pensé à tous les gens derrière leur télé et j’avais envie de leur renvoyer plein de belles ondes et de cœur pour leur faire comprendre comme j’étais heureux et comme je me sentais bien.
C’est un moment particulier le podium, car il est haut et tu te sens un peu comme en apesanteur. Tu n’es plus tout à fait sur terre. C’est un moment très particulier… »

Comment peut-on expliquer que vous avez passé 20 ans avec Yamaha et une machine compétitive sans obtenir de victoire, puis qu’il a suffi d’une année et demie avec une KTM à peine née pour en obtenir une ?

« Je pense que le fait que la réglementation technique a évolué comme elle a évolué, avec la réduction des possibilités de développement, comme par exemple l’ECU unique, fait qu’on se retrouve aujourd’hui avec un matériel beaucoup plus proche des usines, voire cette année exactement le même. Je pense aussi qu’au début, les constructeurs répondaient à la demande du promoteur pour avoir une grille qui tienne la route, pour avoir aussi accès à la carotte financière que le promoteur leur promettait s’ils supportaient une équipe satellite, mais à l’époque c’était de bonne guerre de louer des machines qui avaient un an, un an et demi, voire quelques fois deux ans d’âge. Et le team satellite était vu comme un team B, qui avait une gestion totalement indépendante. »

« À l’époque, c’était les équipes qui choisissaient leurs pilotes et les signaient, qui géraient leur structure de manière totalement indépendante, avec un contrat de location et de support technique avec un constructeur. Au fur et à mesure du temps, les usines ont compris l’intérêt d’avoir quatre pilotes performants, quatre pilotes qui pouvaient leur donner des informations et accélérer le développement. C’est évident. Elles ont aussi compris l’intérêt d’avoir une équipe qui n’était plus une équipe B, mais une deuxième équipe qui testait et préparait les futurs tops pilotes. Donc je dirais que depuis quelques années, la plupart des constructeurs ont compris ça, et on a maintenant quasiment aucune équipe indépendante, à part peut-être Avintia, qui n’a pas de machine du millésime actuel. »

« Regardez chez Yamaha, où les pilotes sont très importants dans la stratégie Yamaha et équipés avec des machines 2020. Chez Pramac, qui n’est plus vraiment une équipe indépendante mais plutôt un team satellite de Ducati, les pilotes ont des contrats avec l’usine Ducati et il y a des rotations entre les techniciens Ducati et Pramac. »
« Les constructeurs ont donc compris ça, et KTM l’a compris tout de suite. Et lors de mes premières discussions avec KTM, fin 2017, ils m’ont affirmé que « si vous venez chez nous, la volonté de KTM est que vous ayez absolument le même matériel que nous et que les quatre machines soient aux même spécifications ». »

« Avant, les équipes satellites B étaient plutôt un poids mort pour les constructeurs, alors qu’aujourd’hui c’est quasiment un must à avoir. Avant, les constructeurs considéraient qu’ils faisaient un bon geste vis-à-vis de Dorna tout en recyclant des vieilles motos qui seraient parties au pilon. Aujourd’hui, les constructeurs ont absolument besoin d’une deuxième équipe. Brivio, cela fait deux ans qu’il se démène comme un fou pour en avoir une ! »

« Donc pour répondre à votre question, je pense qu’il y a aussi un contexte global. Je ne vais pas tirer sur Yamaha et encenser KTM : la réglementation technique et la compréhension de l’importance des équipes satellites de la part de toutes les usines impliquées ont favorisé cela. On est donc dans une position totalement différente de celle dans laquelle nous étions il y a encore quelques années, d’autant que d’avoir des pilotes sous contrat avec l’usine permet pour nous d’avoir des pilotes d’un meilleur niveau. »

« Ceci dit, c’est vrai qu’avec Johann (Zarco), et que quelquefois avec Colin (Edwards) ou Ben (Spies), ça aurait pu le faire ! Parfois, ça tient à très peu de choses : il n’y avait peut-être pas la compréhension et l’attaque un peu suicide de Pol sur Miller ou de Miller sur Pol, peut-être que Miguel faisait 2 ou 3 ! Il faut aussi savoir humilité garder ! À l’inverse, avec Johann à Valence en 2018, ou en Argentine 2018, ça ne s’est pas fait pour un souffle ! »

« En tout cas, maintenant, ça se fait à la régulière alors qu’il y a quelques années on disait toujours qu’il fallait qu’il pleuve, comme pour Crutchlow. Maintenant, que ce soit Petronas, que ce soit Tech3, ou que ce soit Pramac qui peut le faire demain, on peut gagner à la régulière, sans chute et sans conditions climatiques particulières. On est à armes égales sur le plan technique, donc évidemment ça nous ouvre des possibilités bien plus grandes que ce qu’on avait jusqu’à il y a trois ou quatre ans. »

Il y a deux ans, vous avez fait un pari osé en quittant Yamaha et une situation confortable avec une machine performante. À l’époque, des voix ont tenté de justifier ce choix uniquement par un aspect financier. Aujourd’hui, on voit bien que ce n’est pas le cas puisque au-delà de la victoire de Miguel Oliveira, ces derniers résultats montrent bien que la KTM a énormément progressé en un très court laps de temps. Ça aussi, cela doit être une belle satisfaction…

« Je n’aime pas les gens qui ont des sentiments de revanche et qui en veulent à la terre entière. Donc j’oublie ces voix. Mais j’ai une particularité, c’est que quand ça tourne trop rond et que ça ronronne trop, ça m’ennuie. C’est ma personnalité, ma manière d’être, et je m’épate vous citais tout ce que j’ai fait dans ma vie, mais quand j’étais dans un endroit où les choses commençaient à se stabiliser et à être bien, je suis parti. »

Vous faites allusion à votre premier emploi chez Honda…

« Oui, j’avais une super bonne place chez Honda, j’étais jeune et on me prédisait un bel avenir. Mais je suis parti pour créer ma boîte et je peux vous dire qu’au début, on n’avait pas de salaire et on partageait un petit appartement avec trois potes. Déjà, à ce moment-là, fin 80, les gens me disaient que j’étais fou. Tout le monde n’est pas comme ça mais c’est quelque chose qui me plaît et qui fait partie de mon caractère. »
« Il y a aussi le moment où on était avec Honda qui dominait en 250cc, alors que Yamaha n’était plus présent suite à un manque de performance. Mais j’ai quitté Honda pour aller chez Yamaha, alors qu’ils n’étaient plus en championnat du monde 250. Et cela a été pareil : On m’a dit que je le faisais pour de l’argent, que j’étais fou et que les Yamaha ne gagneraient plus jamais. Deux ans après, on était champion du monde ! »

« Je ne suis ni un grand devin ni le plus grand des experts, et il a aussi fallu de la réussite, mais j’aime le challenge et ça me fait toujours rire quand on me dit que c’est un challenge perdu d’avance ou qu’on me sort l’argument financier. Parce que quand j’ai quitté Honda pour passer chez Yamaha, j’ai perdu de l’argent, et j’étais financièrement plus à l’aise quand on était chez Yamaha que ce que j’ai eu quand je suis rentré chez KTM. Mais quelque part je n’ai même pas envie d’en parler, et c’est juste pour mettre en avant que les arguments sont toujours les mêmes et qui me font sourire : les gens ne peuvent pas imaginer qu’on a simplement envie d’un nouveau challenge et d’une vie, peut-être un peu plus en montagnes russes, mais plus excitante. »

« C’est vrai qu’encore plus que quand j’ai quitté Honda pour Yamaha en 250cc, j’ai quitté Yamaha qui était quand même une machine avec laquelle on faisait plusieurs podiums par an, des premières lignes et des pole positions, parce que j’ai rencontré les gens de chez KTM, Pit Beirer le premier puis Stefan Pierer, et je me suis senti en phase avec eux. Ils m’ont dit des choses que j’avais envie d’entendre et je leur ai dit des choses qui percutaient chez eux. Il n’a pas fallu beaucoup de temps parce que je crois que dans la vie, même les choses les plus compliqués et les plus gros deals, à un moment donné il faut qu’il y ait le cœur qui parle, il faut qu’il y ait les sentiments et quelque chose d’animal qui te dise « il faut y aller, j’ai envie d’y aller ! ». Il ne faut pas faire des calculs d’apothicaire sur l’aspect financier, il ne faut pas non plus tirer des plans sur la comète au sujet du développement technique : à un moment donné, soit tu tapes dans la main, soit tu ne tapes pas dans la main. C’est comme ça que je fais les négociations : je suis parti chez eux, je les ai vus, j’ai vu leur environnement, j’ai vu comment ils travaillaient, j’ai vu la lumière dans les yeux de la plupart des gens qui travaillaient dans leurs ateliers, et quand tu vois ça et quand tu connais l’histoire de KTM, tu as envie d’adhérer. »

« Je vous l’ai déjà dit, j’aime la course, j’aime le sport, j’aime les aventures humaines et j’aime partager des émotions fortes, mais j’ai aussi énormément d’admiration pour les entrepreneurs, les vrais, les gens qui partent de rien mais qui ont une vision et qui suivent leur instinct et leur savoir-faire. Que ce soit les Steve Jobs, les Elon Musk, les Stefan Pierer ou les Dietrich Mateschitz qui est le fondateur de Red Bull. Ce sont des gens qui me fascinent, donc quand j’ai rencontré ces gens-là, qui m’ont fait part de leur projet et de leur envie, j’ai directement eu envie d’y aller. C’est vrai que c’est certainement dangereux quand vous prenez des décisions comme ça, avec vos tripes et votre cœur, car vous signez rapidement des documents qui nous engagent, mais c’est comme ça que je fonctionne : je suis un instinctif et un mec qui fonctionne au cœur. Donc j’ai eu envie et j’ai signé. »

« J’étais très bien chez Yamaha, mais encore une fois ça ronronnait, et à un moment donné, le ronronnement ça m’endort. En plus, à l’âge que j’ai, je sais très bien que je n’aurais plus encore une quinzaine d’aventures. J’ai travaillé et j’ai énormément appris avec Honda, avec Suzuki et avec Yamaha, et je ne leur en rendrais jamais assez grâce car les Japonais m’ont appris beaucoup de choses, donc loin de moi de dire quoi que ce soit de négatif. Par contre, je n’avais jamais travaillé qu’avec des Japonais et j’avais envie de faire de la course avec une boîte européenne. J’ai eu cette opportunité là, alors qu’il est vrai que la catégorie reine de la compétition moto est ultra dominée par les Japonais. On voyait bien Aprilia de temps en temps ainsi que d’autres marques, mais c’était toujours cantonné aux 125 ou aux 250 à l’époque des deux temps. Et à chaque fois qu’il y a eu des Cagiva ou d’autres projets en catégorie reine, c’était toujours vu d’un air un peu bienveillant de la part des Japonais mais on se disait toujours que ça ne marchera jamais. Aprilia avec son V2, c’était pas mal mais ce n’était pas vraiment une réponse à ce que faisaient Honda, Yamaha et Suzuki. »
« Donc je me suis demandé pourquoi la situation serait-elle définitivement figée, avec seulement des marques japonaises qui peuvent gagner en catégorie reine des courses sur route. Ça faisait partie d’un challenge qui m’interpellait et qui m’a motivé. »

« Et la dernière chose qui m’a vraiment motivé, c’est qu’ils m’ont dit « on veut y aller avec nos technologies, avec ce à quoi on croit, avec ce qu’on vend et avec ce qui est notre ADN et notre image de marque ». C’est-à-dire avec des châssis tubulaires en acier orange, bon la couleur c’est un clin d’œil, et nos suspensions WP. À l’époque, tout le monde m’a dit que tant qu’ils ne feraient pas un châssis en aluminium et qu’ils n’auraient pas des suspensions Öhlins comme tout le monde, ce ne sera pas possible de performer. Ce qui m’a plu chez Stefan Pierer, c’est qu’il m’a dit que c’était non négociable. On peut imaginer qu’il a dû avoir des moments de doute et des pressions, comme chez Ducati qui à un moment donné a cédé à la pression de Valentino pour faire une moto comme les autres afin de pouvoir gagner. Mais Stefan Pierer a tenu, et ça, ça m’a plu car j’aime les gens qui se démarquent un peu et les capitaines qui sont à la barre de leur bateau et s’y cramponnent quand la mer bastonne en disant « on va y arriver avec ce bateau ». »
« Quand tu fais de la course, tu dois aimer le challenge et tu dois aimer le défi, et la compétition c’est ça : c’est misé sur une technologie, y croire et essayer d’en faire un programme qui gagne. C’est misé sur un jeune pilote, comme là aujourd’hui on est en train de miser sur Deniz Öncü qui est tout jeune et qui vient d’avoir 17 ans, et on va essayer de gravir les échelons, comme ils ont fait avec Brad Binder et Miguel Oliveira qui sont des purs produits de la Rookies Cup, puis qui ont transité par la Moto3, la Moto2, et qui sont maintenant les seuls vainqueurs sur une MotoGP KTM avant d’être tous les deux des coéquipiers dans le team Factory l’année prochaine. Donc tout cet ensemble de choses était hyper excitant : il y avait de la cohérence, du défi, et c’est ça qui fait que je n’ai pas hésité une seconde ! »

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